Stéphanie Delpon

De temps à autre, on découvre un site qui change le paysage du Net. Pictoresq fait partie de ces sites. Sa fondatrice cite Virginia Woolf dans la même phrase que Céline (la marque :)) et Isabel Marant au même titre que Godard. Le mélange qui, chez d'autres, pourrait sembler prétentieux, chez elle est naturel. Le site l'est donc aussi. Rencontre avec une fille qui veut bousculer les codes de la mode en ligne.


Raconte-nous ton parcours et la genèse de Pictoresq.

J’ai toujours aimé la littérature et la philosophie donc je me suis consacrée à ça pendant 2 années de classes préparatoires. Après, j’ai fait une école de commerce, je sentais que j’avais besoin de me confronter à des choses plus concrètes. A l’issue de l’ESCP, c’est vers le monde de la finance que je me suis dirigée, de manière un peu étonnante peut-être. On m’a bien cadrée, et surtout, on m'a insufflé l’esprit de l’excellence et de la perfection dans le travail. Peu de temps après, je suis partie travailler dans un start-up aux Etats-Unis. C’est là où j’ai découvert l’esprit de l’entrepreneuriat à l’américaine, le sentiment que tout est possible. Maintenant que j’ai un peu de recul, j’ai l’impression que tous ces éléments mis ensemble – le côté littéraire et créa des classes préparatoires, la rigueur et le pragmatisme du monde de la finance, avec, en dernier, le souffle entrepreneurial américain – a fait que Pictoresq a pu naître.


Quelle a été l’étincelle, le moment où Pictoresq t’est venu à l’esprit ?

L’idée m’est venue de manière assez subite. Au début, je ne me voyais pas monter ma boîte. Je croyais que ce n’était pas du tout pour moi. Mais un jour, comme ça, les choses ont basculé. J’étais à Miami, dans une piscine ! La veille j’avais passé 5 heures sur ebay, à regarder des produits comme un zombie en me disant que tout était cheap et moche. Le lendemain ça tournait dans ma tête. Je me disais que sur les plateformes e-commerce, en général, tu prends très peu de plaisir ; sur des blogs, tu vois des personnes réelles et inspirantes, mais tu ne peux pas acheter ; dans les magazines tout est beau, les éditos racontent des histoires, tu adores ça, mais les vêtements sont hors de prix et les filles ne sont pas réelles tellement elles sont « photoshoppées ». Ma solution était de prendre le meilleur de ces trois mondes et de créer un magazine en ligne qui met en scène des personnes réelles où tu peux tout cliquer et acheter. Et quand j’ai vu ça, j’ai eu un moment d’euphorie. Ça ne m’a pas quitté. C’était un mercredi à la fin du mois de juin 2013 et le vendredi j’étais dans un avion à destination de Paris pour commencer à travailler sur le projet.


De l’idée à l’exécution, le chemin est parfois long. Qu’est ce qui a fait que tu ne t’es pas arrêtée à l'idée ?

Ça faisait 9 mois que j’étais dans un start-up où mon boss ne voulait pas agir... On était dans l’idée en permanence. Cette attitude m’a tellement frustrée que je me suis promis que j’allais agir, agir, agir. Je me suis imposée ce mode de fonctionnement. J’étais consciente que je serais obligée de rectifier, de m’adapter, que ce n’était qu’un point de départ, mais surtout, je savais qu’il ne fallait pas rester dans l’idée. J’en avais trop souffert.

En rentrant à Paris, je réfléchissais sans cesse au talent que j’allais mobiliser autour de cette idée. J'ai tout de suite pensé à m'associer avec mon amie Domitille, car nous sommes très complémentaires et nous nous connaissons très bien. Je me posais mille questions : comment je rends tout ça possible, est-ce que mon idée est fondée. Tout de suite, j’ai rassemblé des copines, je leur ai demandé ce qu’elles en pensaient, j’ai parlé avec des boutiques vintage et des créateurs pour voir si ma proposition de valeur était juste. Tu vois ! Je ne voulais surtout pas rester dans l’idée. C’était ma hantise. J’ai fait mon premier shooting 5 jours plus tard ! On a commencé avec mes vêtements, puis on a rajouté quelques pièces vintage, il fallait se confronter à la réalité tout de suite. J’avais tellement passé 9 mois à faire des power-points que je me suis dit, c’est terminé, plus jamais, je vais agir !


Ton associée est donc arrivée dans l’histoire à quel moment ?

Alors, avec Domitille (Dallemagne) on se connaît depuis longtemps. On a toujours voulu travailler ensemble. Au début, on voulait monter un concept store à New York, mais bon, ce n’est pas le même investissement d’amorçage que le web... Un heureux concours de circonstances a fait qu’au moment où je suis rentrée, elle venait de terminer un travail chez Repetto et elle allait commencer à chercher autre chose. On s’est dit qu’on ne pouvait pas faire un meilleur mariage !


Est-ce que tu as toujours vu Pictoresq en grand ?

Ah oui. Quand j’ai eu l’idée je me suis dit « on va être le nouveau Vogue avec des personnes accessibles et réelles ». Il faut replacer la réalité au centre de la mode. Outre la partie e-commerce du site, je crois que Pictoresq a beaucoup de potentiel en tant que média. C’est justement ce potentiel que j’essaie de libérer aujourd’hui en faisant de la direction artistique pour des marques et boutiques partenaires.


Est-ce que tu as un héros du Net ?

Je suis assez fascinée par Jean-Antoine Granjon. Je trouve que quand on fait ce métier, ce qui vous pousse c’est la liberté. Quand je vois cet homme je me dis qu’il a une grande force, il suit son élan, il s’en fout de ce que les autres pensent de lui. Il est libre.


Quelle est ta force dans les moments compliqués, car l’entrepreneuriat, comme chacun sait, est loin d’être un long fleuve tranquille...

Je fais avant tout les choses pour me faire plaisir. Pour moi. Plus j’avance plus je me dis que si quelque chose me va, si je le sens, je le fais. Si vraiment j’avais écouté ce qu’on m’avait dit, surtout à propos de l’entrepreneuriat, je n’aurais rien fait ! Ce que j’aime surtout, c’est être libre. Quand je regarde mes journées, il n’y a rien qui ne me plaît pas. Quand on fait des shootings par exemple, c’est un moment de grâce, c’est de la magie, on plane !

Dans les moments plus compliqués, j’essaie toujours de prendre un peu de distance, de faire autre chose. Je donne des cours de philo par exemple. Cela me permet de relativiser. Et surtout, ça me permet de voir les choses de manière plus panoramique, de me dire ok, il y a peut-être un problème là, mais ça ne remet pas tout en cause.


Tu as une devise qui t’aide à avancer ?

Yes. « Tout est toujours possible » et « The time is now ». Il y a peu de choses qui n’ont pas été possibles finalement. Tout dépend du degré d’effort et d’exigence qu’on s’impose certes mais au fond, je crois que tout est possible.

Je pense souvent à quelque chose que Jean-Marc Gaucher, le PDG de Repetto, nous a dit à nos débuts. Il nous a expliqué qu’on était au port et que pour atteindre tel autre port, il fallait tirer des bords. Ma tendance est de vouloir aller là (elle démontre l’horizon, au loin) mais maintenant je me rends compte qu’il faut avancer pas par pas, étape par étape. Sinon, on s’essouffle. Il faut voir les étapes stratégiques.


Quel serait ton conseil pour une fille qui se lance dans le Net aujourd’hui ?

Il faut être authentique. Si on parle, il faut avoir quelque chose de différent à dire. Si on le fait avec toute sa personnalité, toute sa passion et tout son courage, alors tout devient possible.


Pictoresq est un univers mode, certes, mais pas trop. Tu es passionnée par la mode ?

Au début, la mode n’était pas un secteur dans lequel je me prédestinais. Ce qui m’intéresse plus c’est de mettre en scène l’élégance, un certain naturel pas forcé. La fille Pictoresq est une fille qui aime bien s’habiller de beaux basiques élégants, ce n’est pas du tout une « it girl ». Elle aime les choses intemporelles.

En fait, Pictoresq, c’est d’abord un magazine en ligne. On a commencé par la mode mais on ne va pas s’arrêter la. Je suis passionnée de déco, d’art. D’ailleurs on a un shooting prévu dans une galerie d’art où l’on pourra acheter les vêtements ET les œuvres d’art.


Quels sont les créateurs qui t’inspirent ?

J’aime beaucoup l’univers de Céline. La frontière entre le masculin et le féminin me fascine. J’aime porter des pièces d’homme. J’aime bien Isabel Marant également. Et j’apprécie particulièrement l’univers et les coupes de Christophe Lemaire.


Quelles sont les sources d’inspiration qui ont influencé Pictoresq ?

Au moment où on lançait Pictoresq, je lisais A rebours de Huysmans. Ce qui me frappait, c’était le descriptif, le degré de détail et de subtilité que l’on y trouve. Ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est d’essayer de traduire ça dans une direction artistique. Quand je vois mes enfants terribles, c’est avant tout le personnage qui m’inspire. Travailler sur un shooting, c’est raconter des petites histoires avec des personnages. D’ailleurs ce sont plus le théâtre et le cinéma, les grandes sources d’inspiration de Pictoresq.


Paris joue un rôle important dans tes shootings. Est-ce que Pictoresq pourrait être amené à voyager ?

Oui, j’adorerais que l’on fasse des escapades dans d’autres villes. Je rêve de réaliser un shooting dans le jardin de la Villa Médicis à Rome par exemple, ou de retourner à Buenos Aires.


Lis-tu des blogs ?

Pas vraiment. Ce n’est pas ma source d’inspiration principale. Il y en a un que j’aime, Artyfilles, mais en général je trouve qu’on peut vite se lasser. Autant l’art, la littérature et le cinéma sont des sources d’inspiration inaltérables, les blogs, ce n’est pas trop mon truc.


Quels sont tes sites préférés ?

J’ai découvert il y a quelques mois Founders and Followers. J’aime bien y découvrir plein de créateurs différents. Je trouve ça très inspirant.  Je vais sur Net A Porter régulièrement aussi. J’ai un peu le sentiment d’y aller comme si j’allais dans un très beau musée...


Une dernière question : est-ce que tu es geek ou chic ?

J’aime bien être un peu geek. J’aime comprendre des jargons techniques. Dans le start-up où j’étais à Miami, j’étais entourée de 15 développeurs et j’adorais comprendre ce qu’ils disaient. Idem dans le monde de la finance. On me parlait de produits structurés, je n'y comprenais rien mais à terme, j’assimilais les infos et j’adoptais le bon jargon ! Le côté geek m’a toujours attirée. (Et puis, après quelques moments de réflexion) Je suis peut-être un peu chic aussi.